Rencontre avec un ours : vous aussi, témoignez !

Rencontre avec un ours : vous aussi, témoignez !

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Texte de Francois Chamaraux

« Pour moi, voir un ours était à la fois un rêve fabuleux et une nécessité de l’existence normale, dans un monde auquel je me sens rattaché et que je ne peux croire révolu à jamais ». R. Hainard, Mammifères sauvages d’Europe, Delachaux et Niestlé.

Septembre 2006, Mala Fatra, Slovaquie.

SLOVAQUIE… Pour celui qui, comme moi et beaucoup d’entre nous, s’intéresse à la montagne, un nom de lieu vient tout de suite à l’esprit : Hautes Tatras. Ce massif alpin, culminant à 2655 m, séparant les eaux de la Baltique de celles de la Mer Noire, domine l’Europe Centrale et attire force randonneurs, amoureux de la nature, grimpeurs et autres skieurs. Moins haut (le sommet est aux alentours de 1700 m), moins spectaculaires, sans glacier, le massif des petites Fatra (« Mala Fatra ») fait pâle figure à côté de son grand frère. Barres calcaires, forêts, quelques crêtes nues, peu de pastoralisme : à première vue, on pourrait se croire dans les Préalpes françaises, Bauges ou Chartreuse. Pourtant, pour le naturaliste, le parc national des Mala Fatra, couvrant le nord du massif, n’a rien à envier aux Hautes Tatras. Son altitude moindre en fait un massif très boisé (1), où la présence de falaises et de pentes généralement fortes rend l’exploitation du bois difficile. Bref, ce genre de forêts vivantes où l’on aime sortir ses jumelles, riches en troncs couchés, chaos de rochers (on a envie de dire : « fatras » de rochers, étymologie improbable du nom de la chaîne !), souches pourries colonisées par des pieds de myrtilles hauts comme un homme, où les hêtres séculaires semblent comme autant de piliers d’une cathédrale éternelle …

8 septembre.

Sur les conseils de M., une amie naturaliste récemment établie dans la région, qui après six mois commence à connaître des « tuyaux », je décide de passer deux journées à crapahuter dans le sud du massif, sur les pentes boisées du Vel’ky Krivan, histoire de multiplier les chances de rencontres … La zone est, dit-on, favorable pour le lynx. L’ours, quant à lui, est d’observation relativement fréquente dans tout le massif des Mala Fatra, comme du reste dans une grande part du pays. Je pense, d’après quelques conversations, que les Slovaques des régions rurales ont pour la plupart croisé un ours une fois au moins dans leur vie, ne serait-ce que de nuit en voiture ou en bus … Mais je peux me tromper !

Depuis mon arrivée dans le massif, pas de grand prédateur, mais plutôt … de petits prédateurs et des proies de toutes tailles. Plusieurs chevreuils pas craintifs hier et, ce matin, j’ai retenu mon souffle en observant un cerf à quelques dizaines de mètres pendant que les petits Tétras roucoulaient. Et ce midi, instant inoubliable : un épervier chassant un pipit, s’y prenant à cinq reprises avant de parvenir à le foudroyer dans un fouillis de petites plumes blanches. Féroces et magnifiques tranches de vie montagnarde …

Superbe et calme fin de journée. La lumière de septembre sur les hêtres est d’une douceur incomparable. C’est déjà presque l’automne : si les sous-bois regorgent de mûres et de myrtilles, c’est aussi le début des bolets, qui semblent intéresser les deux uniques êtres humains croisés en deux jours dans cette forêt. Les oiseaux se taisent. Plus un chant, juste quelques cris de mésange ou de pinson esseulé. Déjà, la forêt attend l’hiver.

Marche tranquille sur un chemin forestier, sablonneux et ensoleillé, de ceux où l’on fait s’envoler une cicindelle à chaque pas. La balade en solitaire est encore le plus sûr moyen de ne pas parler en marchant. Combien de splendides observations nos discussions sur les sentiers ont-elles gâchées ? Frou-frou dans les ronciers à ma gauche, en contrebas du chemin. Tout près : trois mètres du bord tout au plus. Mon cœur s’emballe aussi sec en repensant pour la énième fois que je suis au beau milieu de l’inscription « LYNX » que M. m’a griffonnée sur la carte. Approche à pas de loup. Et là, sous la lumière dorée de fin d’après-midi, je distingue dans le fouillis de ronces un pelage clairsemé fauve pâle, presque jaune. De toute évidence, un gros animal à longs poils jaunes s’intéresse aux mûres. Lynx ? La machine à fantasme turbine à 100 à l’heure et je commence à trembler comme une feuille. Je dois être trop émotif pour faire le parfait naturaliste, celui qui reste immobile et concentré en toute circonstance… Pensant à l’absurde proximité de l’animal (comment un mammifère sauvage se serait-il aussi facilement laissé approcher ?), je me dis qu’il doit s’agir d’un promeneur. Une vieille dame sans doute, au cheveu rare, blond-roux teinté ? Je suis à deux doigts de saluer d’un « Dobr dien » courtois cette aimable cueilleuse de mûres, avant de penser qu’une vieille dame seule, dans un roncier aussi épais et perdu, a quelque chose d’improbable. Et puis, plus de doute possible quand une grosse tête brune aux yeux noirs et aux petites oreilles rondes sort de la végétation. Le soleil à contre-jour a donné cette teinte pâle aux bouts de ses poils, suggérant cette histoire de vieille dame permanentée, mais la bête est plutôt brun sombre … C’est bien un ours, qui me fixe d’un regard aussi indifférent que possible, tandis que je me fige dans mon étonnement ravi. Ma surprise, la conscience de la solennité de l’instant, sont seules responsables de mon agitation. Pas de place pour la peur ; je suis confiant, ayant toujours en tête que le danger vient essentiellement des cas d’ourse surprise avec ses petits. Celui-là semble tout à fait seul… … Et pour le moment, fort affairée à s’occuper de liquider le plus de mûres possible avant la venue des premiers froids. Il replonge sa tête dans le roncier, tandis que je me recule instinctivement de deux pas, mi par protection, mi par réflexe naturaliste de se tenir hors de regard de l’animal observé. Je pose mon sac sur le chemin, et dans un mouvement que j’espère discret, prends mon appareil photo que je gardais à portée de main pour un pareil cas – sans trop y croire. Deux pas en avant, me revoilà à 2m50 de Martin, toujours aussi peu méfiant et absorbé par l’urgence du moment : manger.

Encore un face à face inoubliable quand il lève à nouveau la tête, puis un mouvement de crainte de sa part, et tout d’un coup la débandade ; en quelques pas le voilà retourné sous les hêtres, tandis que je hasarde un cliché de sa fuite. La coupable ? sans doute une petite brise descendante qui a apporté mon odeur jusqu’à ses narines. Quoique – même sans vent, à une distance pareille, je suppose qu’il aurait fini par me renifler. Réfugié sous les frondaisons, il se laisse encore bien admirer aux jumelles, à une vingtaine de mètres. Je suis en particulier impressionné par la puissance de l’échine, qui donne une impression de force faramineuse, et un aspect très « bête sauvage », la tête très basse, terriblement bossu comme un vieux sanglier ; à mille lieues du rondouillard et anthropomorphe nounours en peluche de notre enfance ! Dix secondes inoubliables pour moi, et pour lui sans doute le temps d’estimer le danger représenté par cet homme émerveillé. Danger bien réel de son point de vue, car il repart, définitivement cette fois, dans la semi-obscurité de la hêtraie.

Extraordinaire discrétion de l’animal ! Alors que le sous-bois est totalement découvert (comme souvent dans les hêtraies, on y voit à 100 m sans problème), ses 100 ou 200 kg se sont évanouis en quelques secondes. Réfugié dans une petite grotte, sous un rocher, au pied d’un hêtre ? Mystère, mais après plusieurs minutes d’attente, rien ne se produit. La fin de la balade me réserve la découverte une crotte de grande dimension, entièrement composée de pépins de mûres …

9 septembre

Le lendemain matin, je retourne sur le site. Comment faire autrement sachant que je suis dans la région pour quelques jours, et que je n’y reviendrais sans doute plus avant des années ? Cette fois, le sentier court au bord d’un des torrents qui descend du Vel’ky Krivan. Pluie battante, orage, grondement de la rivière, très fort devers couvert de feuilles mortes glissantes : les conditions sont loin d’être idéales pour la marche.

Alors que je m’arrête un instant pour vérifier l’étanchéité, toute relative, de mon sac, un grondement bref. Deux secondes pour me relever lentement, jeter un coup d’œil circulaire, pour me dire enfin : J’ai entendu gronder, là, non ? Un grognement plutôt, que couvre presque entièrement le vacarme du torrent, mais qui me dit très clairement que je n’ai pas ma place ici, que le propriétaire des lieux m’intime de filer doux. A une vingtaine de mètres, cette fois au-dessus de moi, parmi les troncs et les rochers luisants de pluie, un ours, ou plutôt une ourse en colère, dressée sur ses pattes de derrière, semble n’attendre qu’une chose : que je déguerpisse. C’est qu’il ne s’agit pas de s’approcher des deux mignons petits oursons, qui se promènent à côté d’elle … Cette fois, la tremblote n’est pas uniquement le fait de mon émotion à surprendre une scène aussi exceptionnelle, à une distance pareille, quelques secondes qui couronnent des jours de train, de bus et de marche … Elle doit aussi, contrairement à hier, à une peur réelle de danger physique – car cette fois, je me trouve dans le cas d’école, celui qu’on dit dangereux, de « l’ourse avec ses petits » ! Ainsi dressée de façon clairement menaçante, la bestiole est, me semble-t-il, plus grande que moi – et sans doute deux fois plus lourde. Bref : je ne fais pas le poids. Pourtant, je rationalise encore et ma peur disparaît presque quand je me souviens du récit d’un garde-chasse slovène, récit que j’ai, depuis, à l’esprit quand je me balade dans des coins à ours : l’unique accident de sa carrière concernait le cas où il s’est trouvé entre la mère et ses petits. Je reste donc, me ratatinant plus ou moins instinctivement et en faisant un peu de bruit. La mère s’éloigne, grogne, fait encore volte-face en se dressant de toute sa hauteur, laissant apercevoir, me semble-t-il, des marques blanchâtres au poitrail, puis toute la famille cavale vers le haut de la pente à une allure « chamois ». Prouvant au passage qu’il est hors de question de semer un ours par la course, même en terrain accidenté. L’impression de « bête lourde et pataude » est trompeuse…

La suite du chemin n’est qu’une succession d’indice de présence de l’ours, sentiers constellés d’empreintes (le sentier lui-même est sans doute essentiellement emprunté, voire tracé, par eux, car je n’ai presque pas vu d’empreintes de chevreuil ni de cerf), crottes, puis sentier menant à une grotte où je n’ose pas jeter un œil, respect dû au maître des lieux.

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Quelques heures plus tard, retour à la civilisation par le bourg de Turany où m’attend le train. Du compartiment qui me mène vers la suite hongroise de mon voyage, je jette dernier regard sur le velours vert de cette immense hêtraie, me demandant au fond si j’aurais pu me faire blesser, voire tuer, au cours de cette matinée. Y avait-il danger ou non ? Et je pense en souriant à cette boutade, entendue dans une série télé : « Chacun sait que les ours n’attaquent pas l’homme. Les ours, eux, ne le savent pas ». Un constat s’impose : la manœuvre de la mère était clairement de l’intimidation et non de l’attaque. Si elle avait voulu m’attaquer, il lui aurait été très simple de me réduire en purée sans préavis. Mais pourquoi l’aurait-elle fait ? La peur de l’homme, toujours susceptible d’être armé, est plus forte que la perspective alléchante de 60 kg de viande fraîche, surtout en cette période d’abondance (mûres, myrtilles, etc.). Une simple intimidation suffit donc. L’unique but poursuivi par l’ourse était donc de me faire fuir. Ma curiosité seule et mon souvenir du récit de ce garde-chasse m’ont donné le courage, ou la témérité, de ne pas prendre mes jambes à mon cou (mais je me suis assis – montrant peut-être un attitude de soumission qui a calmé sa colère ?), de rester quelques secondes avant de partir. Que se serait-il passé si j’avais grimpé à leur poursuite ? Je suis convaincu que la famille aurait filé, en me semant en quelques pas. La peur du bipède est quand même solidement ancrée chez les animaux sauvages.

Cela dit, il n’est pas exclu que, en cas d’agression de ma part (jeter une pierre, ouvrir le feu, ou juste courir à leur poursuite), l’ourse m’aurait attaqué. D’après Robert Hainard (Mammifères sauvages d’Europe, Delachaux et Niestlé), les accidents se produisent si l’homme ou son chien provoque l’ours, ou le poursuit, au lieu de rester calme ou de partir tranquillement. « Je crois qu’une attitude de sang-froid et de bienveillance peut faire des miracles avec l’animal, très sensible à la mimique et aux odeurs. Il est des gens si dépourvus de calme, de bon sens, de sympathie, qu’ils se feraient attaquer par l’animal le plus paisible. […] Alors, essayez de voir des ours si cela vous passionne. Si vous avez la chance rare de rencontrer une ourse conduisant ses oursons, esquivez-vous discrètement, sans courir, ou cherchez à mieux la voir et si vous restez en vie, vous aurez contribué à arbitrer un débat bien contradictoire. ».

Étant resté en vie, j’arbitre !

Mais le débat reste, en effet, pour le moins contradictoire : depuis que les ours ont quasiment disparu d’Europe Occidentale, on entend très peu de récit vraiment dépassionné et objectif de ce genre d’événement, devenu rarissime. Quant aux histoires datant du temps où l’ours cohabitait avec l’homme, elles ont eu le temps d’être déformées, reprises, et leur teneur réelle complètement modifiée. On a tout intérêt à se plonger dans des récits d’origine comme ceux relatés dans La chasse alpestre en Dauphiné (Alpinus, Éditions Arthaud, 1874). On y constate par exemple qu’il était des bergers, tel ce Baptiste Imbert du col de Menée, 76 ans, pour simplement affirmer : « Durant toute ma vie sur les montagnes, jamais un berger ni une bergère, ni personne que je sache n’a été tué ou blessé par l’ours »… Résumant en une phrase un demi-siècle de cohabitation tranquille sur les hauts-plateaux du Vercors.

En bref, pour avoir une petite chance de se faire agresser par un ours, il faut tenter l’un des moyens suivants : lui courir après, ouvrir le feu, lâcher ses chiens, jeter des pierres, etc.. Notons qu’un tel comportement nécessite une bonne dose de bêtise, d’inconscience, ou de curiosité non doublée d’un élémentaire instinct de protection. Jette-t-on des cailloux sur les monstrueux bergers allemands qui peuplent nos campagnes ?

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Ces deux observations, comme beaucoup d’autres, accréditent la thèse de « l’ours peureux ». Qu’un ours à 2 ou 3 m, puis une ourse avec ses petits à 20 m, se soient enfuis en moins de 20 secondes prouve que le souci numéro un de cet animal est de s’éloigner de tout ce qui marche sur ses deux pattes de derrière. Certes, une telle rencontre fait peur, mais au fond ni plus ni moins qu’avec un gros sanglier en colère, un cerf bramant de très près, ou un contrôleur des finances. Une telle frousse suffit-elle pour ouvrir le feu ? Parler de « légitime défense » pour un simple avertissement de la part de l’animal qui a bien mieux à faire que de perdre son temps à occire un Homo sapiens témoigne d’une drôle de méconnaissance du monde animal…

Pour finir, nous proposons de méditer utilement sur les dangers comparés d’une balade à pied :

  • en forêt slovaque (ours, cerfs),
  • en Sologne (sangliers, accidents de chasse, plusieurs morts par an),
  • dans un parc urbain (chien plus ou moins errants, des centaines de blessures graves par an, quelques décès),
  • le long d’une nationale ou en ville (morts et blessés par centaine chaque année),
  • voire chez soi (monoxyde de carbone, électrocution, brûlures, etc. : 20.000 morts par an).

Pour ma part, la plus grosse frayeur de ce voyage à pied et en train fut un frôlement d’autobus lancé à 60 à l’heure. L’aplatissement définitif à 30 cm près …

F.C. – Bruxelles, novembre 2006. Merci à Pascal pour les lectures …

(1) En effet, les Tatras sont aussi au nord que Paris : sous ces latitudes la limite des arbres se situe vers 1500 m, et au-delà de 2000 m, c’est l’étage nival, celui où il ne reste plus que quelques chamois, une végétation rare et des gels nocturnes presque toute l’année …

Dessin : Yann Renauld