Alors que le Conseil d’État a déclaré une nouvelle fois l’effarouchement des ours illégal et que le tribunal administratif de Toulouse vient d’annuler huit arrêtés autorisant des tirs d’effarouchements renforcés délivrés à des groupements pastoraux ariégeois en été 2020, nous nous interrogeons sur le sort d’une portée d’oursons suite à des opérations d’effarouchement en Ariège en juillet 2020.
Une portée d’oursons a-t-elle pâti d’un effarouchement en 2020 ?
Dans la nuit du mercredi 15 au jeudi 16 juillet 2020, lors d’une opération d’effarouchement renforcé en Ariège, un record de 28 cartouches à double détonation a été tiré contre une femelle suitée de deux oursons et un autre ours.
Quel a été le sort de cette portée d’oursons ? Analyse et discussion.
Les évènements
- Dans le compte-rendu de terrain des agents OFB ayant réalisé cette intervention durant 3 nuits [1], document succinct, formaté et fonctionnel, on trouve les éléments suivants :
- Observation(s) d’ours : oui (femelle avec 2 oursons et un ours de taille moyenne)
- Effarouchement effectué : oui (28 tirs répartis sur 3 attaques et un effarouchement préventif en une nuit)
- Mesure(s) de protection : berger + berger d’appui
- Regroupement effectué : Non regroupé dans la nuit de lundi à mardi. Regroupé les 2 jours suivants.
- Nombre d’agents : 2
- Matériel utilisé : 2 caméras thermiques, fusils à pompe, phare portatif, munitions double détonation
Nuit de Mercredi à jeudi :
- Horaires d’affût : 19h-10h
- Lune : Dernier quartier
- Conditions météo : Condition exécrable, brume très dense, visibilité moyenne 15m
- Espèces observées : ours brun
- Difficulté(s) rencontrée(s) : Brume très dense, visibilité max 15m, nous participons au regroupement du troupeau. Attaque dans la soirée.
- Munitions utilisées : Double détonations : 28
- Comportement des chiens : Chiens légèrement inquiétés par les premières détonations, mais calmes par la suite
- Distance d’observation Ours : 500m à la thermique, mais attaque dans la nuit à 50m du camp et 60m pour la dernière observation (sans observation réelle)
- Moyen d’observation Ours : Caméra thermique
- Comportement de l’ours effarouché : Fuite présumée, abandon de l’attaque en cours mais pas de fuite de l’estive immédiate
- Réaction du troupeau aux tirs : Resserrement du troupeau lors des détonations, brebis inquiètes sur les premières détonations mais plus de réaction par la suite
Le bilan OFB 2020 des effarouchements [2] est un document plus général :
- Les agents ont été recrutés en CDD spécifiquement dans le cadre des effarouchements renforcés. « Ils ont été formés par les cadres de la direction des grands prédateurs terrestres sur les modalités de mise en œuvre des opérations sur le terrain en veillant particulièrement au respect des règles de sécurité et à la prise en compte de la détresse des gardiens de troupeaux ». (§ III.3.1)
- Il est mentionné qu’un maximum de 22 munitions en une nuit a été utilisé. « Lors de cette nuit particulière de surveillance, un troupeau fut l’objet de tentatives d’attaque successives par trois ours différents. Un prédateur a même renouvelé une tentative d’attaque au bout d’une dizaine de minutes. Les ours étaient parfois à des distances importantes (200 mètres), ce qui a nécessité l’emploi d’un nombre important de munitions détonantes pour repousser les tentatives d’approche du troupeau. (§III.7.2)
- « Toutes les actions d’effarouchement renforcé se sont soldées par la mise en fuite des ours détectés ». (§III.7.2)
- « Tous les ours observés lors des opérations ont été mis en fuite avec échec de la tentative d’approche du troupeau dès mise en œuvre de tirs non létaux ». « Généralement un seul contact avec un ours est effectué au cours d’une nuit de surveillance. Les deux cas comportant plus de deux observations concernent l’observation de femelles suitées en plus d’un ours seul. Sur les trois opérations où une ourse suitée a été effarouchée, les oursons ont systématiquement suivi leur mère dans la fuite. A aucun moment l’effarouchement n’a eu pour effet de séparer la mère et les jeunes ». (§III.7.3)
- 4 effarouchements ont été réalisés sans visuel. (§III.7.3)
Selon le témoignage de la bergère Anne-Laure Brault dans les médias [3] (la date mentionnée, le 16 au soir, est erronée) :
- Le soir, en regroupant son troupeau dans un épais brouillard, elle croise à quelques dizaines de mètres une ourse poursuivant un lot d’une trentaine de brebis. Cette dernière ne la détecte pas, et un ourson, plus haut, qui observe la scène appelle sa mère. A l’abri derrière un rocher, elle revient vers la cabane à proximité de laquelle les agents de l’OFB sont en poste.
- Après explication, ils sortent tirer plusieurs cartouches et prennent la relève pour protéger le troupeau, pour une nuit agitée.
- 2 fois l’ourse charge les brebis qui se dispersent hors de la zone de couchade, mais sans faire de victimes.
- « Le stress et l’hésitation sur la marche à suivre gagnent les effaroucheurs autant que la bergère. « À minuit et demie, un des effaroucheurs vient me réveiller […]. Il était un peu en panique. Il y avait eu une autre attaque. Le brouillard était toujours aussi épais et les brebis étaient complètement explosées de partout, on entendait des sonnailles partout sur le plateau d’en bas, toutes étalées. […] On est resté une heure à discuter pour savoir ce qu’on devait faire, on n’était vraiment pas bien. Mais moi, je n’ai pas voulu regrouper les brebis car j’avais peur que, si j’envoyais mes chiens, l’ourse allait me les bouffer. Donc je me suis dit : tant pis, je laisse les brebis. On ne voyait tellement rien. » Les effaroucheurs ont ensuite enchaîné plusieurs séries de tirs. Au petit matin, le brouillard s’étant levé, la bergère et les deux agents aperçoivent non loin de la cabane, en surplomb, deux ours adultes et deux oursons. Les tirs finissent par les faire partir, mais la même interrogation que la veille persiste : « Ce qui nous a marqués aussi, c’est qu’il n’y a pas eu de [brebis] mortes, alors qu’ils auraient pu facilement en tuer plusieurs. C’est vraiment bizarre ça. La fois où, à minuit et demie, l’effaroucheur est venu me réveiller, elles étaient étalées de partout, les brebis. Même moi, quand j’ai vu l’ourse les poursuivre, elle aurait pu en tuer. Alors, est-ce qu’ils n’étaient pas en train d’éduquer, ou d’entraîner, les oursons ? De leur montrer des trucs ? Mais ce n’est bien sûr qu’une hypothèse. » »
Sur le site info-ours de la DREAL Occitanie [4], l’observation était mentionnée en 2020 :
Si ces différentes sources sont concordantes sur les généralités, elles le sont beaucoup moins sur le détail des évènements :
- Différences entre le compte-rendu OFB de terrain et le témoignage de la bergère : comportement de l’ourse et des brebis, sort de la portée,
- Mais également des différences entre le compte-rendu OFB de terrain et le bilan 2020 officiel de l’OFB : nombre de cartouches tirées, nombre d’ours, sort de la portée.
A noter que le matériel d’observation thermique/infrarouge, même haut de gamme de classe militaire, perd de son efficacité par temps de brouillard. [5 p.94], [6].
Localisation des évènements
Ils se sont produits à proximité immédiate de la cabane de Couillac, au-dessus du cirque de Cagateille, sur la commune d’Ustou en Ariège.
Cette estive est fréquentée par le groupement pastoral du Col d’Escots (800 bêtes) lequel gérait le troupeau concerné.
A noter qu’un peu plus d’un mois auparavant, le 9 juin 2020, un jeune ours mâle de quatre ans, très probablement Gribouille, a été découvert, tué par balle dans le cirque de Gérac d’Ustou, autre quartier d’estive fréquenté par ce groupement pastoral. Enquête toujours en cours en avril 2022.
Identification de la portée
C’est une tâche difficile, car aucun matériel génétique ne semble avoir été recueilli sur zone.
De plus, aucun document de suivi de l’OFB (Echo des tanières ou Rapport annuel ours) ne mentionne ni ne comptabilise cette portée observée et effarouchée.
Mi-juillet, les jeunes sont forcément des oursons de l’année, âgés d’environ six mois.
Les femelles suitées identifiées en 2020 ([7 p.23], [8 p.41]) sont reportées sur la carte suivante. Le territoire supposé de chaque femelle est représenté par un cercle centré sur le barycentre approximatif des localisations des individus génotypés, précisées dans les documents [7 p.36] et [8 p.83].
La surface d’un territoire de femelle sous nos latitudes est inférieur à 300 km² ([9] p.69/109/128). Conservativement, un rayon de 10 km est retenu, correspondant à environ 300 km².
Le territoire de la portée effarouchée est par défaut centré sur la cabane de Couillac (croix rouge).
Les territoires des femelles identifiées, et chevauchant peu ou prou le territoire présumé de la portée effarouchée, permettent de confronter des identifications possibles.
- Caramellita : Le territoire de cette femelle correspond le mieux à la zone de l’effarouchement. Cette femelle expérimentée a eu 5 portées avant 2020, avec une seule perte d’ourson identifiée. Elle fréquente régulièrement le secteur du cirque de Cagateille et la commune d’Ustou. Elle a été observée dans cette zone, suitée de 3 oursons, le 25 mai 2020. L’un des oursons génotypé à cette occasion a montré qu’il était issu de Caramellita et du mâle dominant du secteur, Pépite. Néanmoins, d’après des photos datant respectivement du 7 juillet et du 15 septembre 2020 ([7 p.16], [8 p.34]), Caramellita a perdu sa portée, ce qui est une première pour cette ourse, et, plus généralement, le premier report de perte d’une portée complète de 3 oursons depuis les premiers lâchers de 1996 . Effectivement, Caramellita a été de nouveau repérée suitée d’oursons de l’année en 2022 ([10 p.24]), ce qui confirme ce constat. Le 7 juillet étant antérieur au 15 juillet, ces constatations excluent a priori Caramellita des effarouchements de la cabane de Couillac. Cependant, la conclusion du 7 juillet a été établie à partir d’une photo cadrée serrée et plutôt haut (ci-dessous). Il n’est pas exclu que les oursons soient restés hors champ : absence de preuve n’est pas preuve d’absence. Il subsiste donc un doute. S’il s’agit de la portée effarouchée à Ustou, elle a perdu un ourson avant le 15 juillet, et 2 oursons entre le 15 juillet et le 15 septembre.
- Fosca : Jeune femelle fréquentant le haut-Vicdessos depuis quelques années. Elle a été photographiée plusieurs fois en 2020 avec un seul ourson, sa première portée, mais à partir d’une date qui n’est pas mentionnée dans les rapports [7] et [8]. La photographie présentée dans les rapports [7 p.24] et [8 p.42] est datée du 13/08 pour le premier, du 1/08 pour le second. S’il s’agit de la portée effarouchée à Ustou, elle a donc perdu un ourson entre le 15 juillet et le 1er ou le 13 août.
- Plume : Le territoire de cette femelle est proche de la zone nous intéressant, sans la chevaucher. Néanmoins, la confirmation, dès le 18 mai 2020, du fait que sa portée ne comportait qu’un seul ourson, l’exclut des candidates aux effarouchements du 15 juillet.
- Les territoires des autres femelles suitées identifiées en 2020 sont trop éloignés de la cabane de Couillac pour retenir ces dernières.
- Femelle suitée non identifiée : l’hypothèse que la portée effarouchée n’ait pas été génotypée en 2020 n’est pas exclue. Cette hypothèse implique que cet effarouchement soit le dernier indice collecté à ce jour, concernant cette portée : Pas d’autre observation de femelle suitée d’oursons de l’année sur ce territoire en 2020 ([4], [7], [8]), ni d’ourson subadulte né en 2020 (âge entre un et deux ans) en 2021 ([4], [10]) sur cette même zone. Pas de génotypage d’ours nés en 2020 dans ce périmètre, depuis près de deux ans ([7], [8], [10]), hormis ceux des femelles suitées déjà identifiées. Même s’il est encore possible que ces oursons, maintenant censés être subadultes, soient passés à travers les détections, la probabilité qu’ils soient encore en vie est faible, et va en s’amenuisant avec le temps. Dans cette hypothèse que la portée effarouchée à Ustou soit inconnue et n’ait pas survécu, sa disparition se situerait entre le 15 juillet et maintenant (avril 2022).
Il est impossible de trancher entre ces différentes possibilités, mais dans chacune d’entre-elles des oursons ont disparu à une date comprise entre le 15 juillet et une date ultérieure.
Risque des effarouchements renforcés utilisant des cartouches à double détonation
Bien que ces munitions soient réputées non létales, leur innocuité dans le cas nous intéressant reste à démontrer :
- Le niveau sonore des explosions est important. Des randonneurs bivouaquant à proximité de l’estive d’Arréou en 2019, pratiquant régulièrement ces tirs à titre préventif, ont témoigné n’avoir pas dormi de la nuit.
- Des éclatements à une trop grande proximité d’animaux encore vulnérables, comme des oursons, pourraient potentiellement causer des dommages auditifs, voire plus grave. Pour exemple, des cas de vols d’oiseaux décimés par des feux d’artifice sont documentés.
- Les risques de séparation mère-oursons sont également à considérer.
L’Etat se base sur quelques documents internationaux (([11], [12]) pour justifier l’absence de risque des effarouchements avec ce genre de matériel, mais pas forcément à bon escient : ces documents traitent en fait de pratiques utilisées pour le traitement d’ours à problèmes en conditionnement aversif, clairement identifiés et suivis, mais non pas pour effaroucher potentiellement tout individu d’une population, sans distinction, contre des actes de prédation tout à fait classiques envers des troupeaux dont les protections sont absentes ou lacunaires. De fait, les effets des cartouches à double détonation ne sont pas documentés, à fortiori sur les cas particuliers de femelles suitées. Tout au plus l’étude [11 p.17] précise que les balles plastiques ne causent que des blessures bénignes, mais sur un échantillonnage aussi réduit que les ours à problèmes fréquentant des zones anthropisées, individus forcément suivis avant et après ce genre d’opération. Suivi qui n’est pas effectué en France après des effarouchements en pleine montagne, avec un relief et des conditions atmosphériques pouvant être difficiles. De plus, ces deux études sont dans un contexte où le risque pris envers des ours à problèmes paraît acceptable, car une alternative à l’élimination pure et simple. Enfin, l’étude [11 p.18] précise que les stimuli douloureux (« pain stimuli »), dont font partie les balles plastiques et les dispositifs pyrotechniques ne devraient être utilisés que pour les catégories d’ours à problèmes familiers, ou ayant pris leurs habitudes dans des zones fortement anthropisées, situations potentiellement à risque pour les humains (« It must also be kept in mind that pain stimuli should not be used to teach a bear to avoid garbage or other attractants, but to teach bears to avoid people and prevent habituation»).
On notera également un taux de survie des oursons en forte baisse depuis 2019 [10 p.27], qui devrait inciter à l’application du principe de précaution.
Discussion et conclusion
Cette nébuleuse affaire apporte plus de questions que de réponses.
Quand bien même, un certain nombre de ses éléments interpelle :
- Nombre record de cartouches à double détonation tiré contre une femelle suitée de deux oursons.
- Très mauvaise visibilité.
- Relief accidenté.
- Sauf réapparition, peu probable au bout de près de deux ans, de ces oursons nés en 2020, les différents cas de figure possibles montrent une réduction ou une disparition de cette portée postérieurement à cette opération d’effarouchement.
Bien évidemment, ces disparitions d’oursons peuvent être dues à n’importe quelle cause non-anthropique (accident, noyade, infanticide par un mâle, etc.), représentant au moins 25 % des morts d’oursons dans les Pyrénées, ou anthropique (braconnage…).
Néanmoins, on ne peut pas exclure non plus, a priori, le fait que les effarouchements de ce 15 juillet 2020 aient pu causer des dommages irréversibles sur cette portée.
Il s’agit d’un cas d’école d’incertitude sur une des trois espèces de mammifères classées en danger critique en France, et pour lequel le principe de précaution devrait s’appliquer, en bannissant de tels effarouchements, entre-autres contre des femelles suitées.
Cette précaution concernant cette classe de population avait d’ailleurs été recommandée par le rapporteur public lors du jugement en Conseil d’Etat de l’arrêté ministériel d’effarouchement 2019, qui avait remis en cause ce dernier.
Malheureusement, l’Etat ne semble pas en prendre le chemin en continuant à multiplier les opérations hasardeuses sur le plantigrade, pour des avantages illusoires.
Patrick Leyrissoux – Vice-président coordinateur ours FERUS, printemps 2022
Sources :
[1] CRE_S29_USTOU.pdf « OFB – Compte rendu d’Intervention Effarouchement OURS – Semaine 29-2020 ARIEGE Commune USTOU »
[2] OFB – « Mise en place à titre expérimental de mesures d’effarouchement de l’ours brun dans les Pyrénées pour prévenir les dommages aux troupeaux – Bilan 2020 »
[3] https://www.reussir.fr/patre/ces-bergers-qui-ont-croise-lours
[4] https://info-ours.com/events Nota : Les pages des indices annuels étant réinitialisées chaque début d’année, il est possible d’en obtenir une sauvegarde en les exportant sous forme de tableaux excel, avant le 31 décembre de l’année concernée.
[5] Le loup dans le système pastoral – Rapport Canovis IPRA-FJML 2013-2018 – Jean-Marc Landry / Jean-Luc Borelli
[6] Frantz Breitenbach – Altaïr nature – Communication personnelle.
[7] Ours infos 2020 – OFB
[8] Os bru 2020 – Generalitat de Catalunya
[9] L’ours brun – Biologie et histoire, des Pyrénées à l’Oural – Jean Lauzet – Pascal Etienne
[10] Ours infos 2021 – OFB
[11] Defining, preventing, and reacting to problem bear behaviour in Europe TECHNICAL REPORT · DECEMBER 2014 – Sergie1 et al.
[12] Experiences with aversive conditioning of habituated brown bears in Austria and other European countries – Georg Rauer et al. – 2003