Par Farid Benhammou,
Agrégé de géographie, Docteur en Géographie-environnement de l’ENGREF – Agro Paris Tech
La concurrence des « biodiversités » : Flou sémantique autour des prédateurs et du pastoralisme
La rhétorique environnementale a pu être intégrée par des acteurs historiquement réticents à la conservation de la nature. Le concept de biodiversité, de par le flou qu’il recouvre, a donc pu faire l’objet d’une instrumentalisation politique. La question du pastoralisme et des grands prédateurs en France en apporte une illustration. En premier lieu, c’est au nom de la biodiversité que la protection du loup a été mise en avant par ses défenseurs. Cette présence est alors présentée comme révélatrice d’un écosystème riche tant en espèces animales que végétales à la tête duquel on retrouve le grand prédateur. Or, certains détracteurs de la conservation du loup vont également fabriquer un discours au centre duquel se retrouve la biodiversité. Le syllogisme est simple : le loup (ou l’ours) est responsable de la fin du pastoralisme, or le pastoralisme de montagne entretient la biodiversité en montagne, donc le loup est nuisible à la conservation de la biodiversité. Ce raisonnement est activement porté par certains représentants professionnels agricoles et élus, relayés par les médias et certains chercheurs.
Le pastoralisme est-il garant de la biodiversité contre les prédateurs ?
Le pastoralisme est mis en avant comme l’élément fondamental d’entretien de la biodiversité et des paysages de montagne. Par son action millénaire, la présence d’ovins est présentée comme facteur essentiel du maintien d’un milieu ouvert favorable à une diversité floristique et faunistique. Tout un cortège d’espèces allant des ongulés sauvages, aux grands rapaces comme l’aigle royal, les galliformes (tétras, perdrix…), le lièvre variable, sans compter différentes essences végétales, serait exclusivement redevable à la dent du mouton. Cette biodiversité dans une nature domestiquée est jugée supérieure à la conservation du loup. Au nom d’une seule espèce, plusieurs espèces seraient donc sacrifiées et la protection du grand prédateur ne serait pas digne d’intérêt pour les « vrais protecteurs » de la nature.
Pour justifier la conservation ou l’élimination des grands prédateurs, on cherche à instaurer une hiérarchie entre une bonne biodiversité et une mauvaise biodiversité. D’un côté la biodiversité domestiquée, anthropique, jardinée et rassurante, de l’autre la biodiversité sauvage avec ses espèces envahissantes et nuisibles pour certains, magnifiques, libres et emblématiques pour d’autres. Il paraît plus raisonnable de prendre ce concept de biodiversité dans sa globalité. Son objet originel demeure la conservation et, en aucun cas, l’ostracisme contre telle ou telle espèce. Pour autant, des chantiers de réflexion peuvent être lancés dans cette logique intégrative afin de dépasser la simple dénonciation. L’impact de l’élevage ovin sur la biodiversité de montagne mérite un vrai débat au vu des conduites les plus répandues suite aux évolutions contemporaines productivistes de l’élevage. À l’heure où l’on a cherché à promouvoir des mesures agri-environnementales pour remédier à cette évolution et alors que l’on a cassé un élan majeur avec la fin des Contrats territoriaux d’exploitation (CTE), l’aptitude de l’élevage à maintenir les milieux ouverts et la biodiversité doit être discutée et amendée. De même, il est pertinent de s’interroger sur les effets de la présence d’un grand prédateur lorsque la conduite du troupeau entraîne une érosion des parcours et une concentration des déjections. Mais pour cela, c’est tout le système pastoral qu’il faut requestionner car ses impacts seront d’autant plus forts que la montagne sera mal équipée (en cabanes, en parcs…)
À travers cet exemple, il apparaît que les opposants à la conservation des ours et des loups vont tout faire pour se placer sur un terrain environnemental. Le pastoralisme pouvant avoir un impact écologique intéressant dans certaines conditions, la rhétorique pseudo-environnementale pour remettre en cause la protection des grands prédateurs risque d’être l’outil le plus développé en raison de la popularité d’un environnementalisme de façade, vide de véritable contenu effectif.
Indications bibliographiques :
Anonyme, 1998. « Bêle et tais-toi », Bulletin des moutonniers drômois, n° spécial « loup », Fédération départementale ovine de la Drôme, 16 p.
Benhammou F., 2003. « Les grands prédateurs contre l’environnement ? Faux enjeux pastoraux et débat sur l’aménagement des territoires de montagne », Courrier de l’Environnement de l’INRA, février 2003, 48 : 5-12.
Deverre C., 1999. « Le loup (le retour) et l’agneau (le départ) ? », Courrier de l’environnement de l’INRA, 36 : 67-68.
Evin M., 2004. « Erosion et surpâturage, l’exemple des Alpes du Sud », La Garance voyageuse, Revue du monde végétal, 68 : 19-22. Meuret M. et Chabert J.P., 1998. « Les éleveurs de loups doivent maîtriser leur métier », L’Agriculture Drômoise, 1350, 9.
Philippe M., 2004a. « Le surpâturage dans les Alpes du Sud est loin d’être une idée reçue ! », La Garance voyageuse, Revue du monde végétal, 68 : 1.
Philippe M., 2004b. « Pâturage ou surpâturage ? Flore et pastoraliste en Haute-Provence », La Garance voyageuse, Revue du monde végétal, 68 : 12-17.
Voir aussi :
- Crier au loup pour avoir la peau de l’ours : une géopolitique locale de l’environnement à travers la gestion et la conservation des grands prédateurs en France, par Farid Benhammou
- Le pastoralisme est-il bénéfique à la biodiversité ?
Notes
[1] Conférence de presse, 26 avril 2004, Préfecture des Hautes-Pyrénées, 3 p.
[2] Le transport en camion a remplacé la transhumance à pattes depuis les années 1960.
De ce postulat découle une suite logique de conséquences montrant que protéger le loup revient paradoxalement à nuire à l’environnement et à la biodiversité. À cause du prédateur, la gestion des parcours des pâturages s’en trouve perturbée, accélérant la fermeture des milieux et la disparition des espèces liées à ces habitats. D’autre part, le rassemblement des troupeaux peut provoquer une concentration de déjections nocives et une forte érosion liée aux mouvements quotidiens nécessaires. De plus, un des remèdes à la prédation que sont les chiens de protection est également critiqué pour son impact supposé sur la faune sauvage. La disparition programmée de l’élevage, dont les grands carnivores sont accusés, entraînerait la désertification humaine, la fragilisation des équilibres écologiques, l’embroussaillement des milieux, des feux de forêts l’été et des avalanches l’hiver (illustration 1). Le loup, unique espèce, est mise en balance contre des dizaines d’autres qui sont menacées. Canis lupus est jugé responsable d’effets nuisibles pour la nature et les écologistes pro-loup se tromperaient de combat. Par leur vision simpliste, ils ne verraient pas à quel point le milieu naturel auquel ils associent le grand prédateur est en fait une composition où les actions humaines sont prépondérantes et bénéfiques (Meuret et Chabert, 1998 ; Deverre, 1999). Les éleveurs de brebis sont posés comme les véritables garants de la biodiversité. Le directeur du Parc national des Pyrénées, Rouchdy Kbaier, le déclarait en avril 2004 : « Je le dis toujours : les bergers, ce sont les premiers écologistes, que cela plaise ou non à certains [1] » .
Ce type de propos largement diffusé relève d’une vision schématique de l’élevage ovin en montagne et d’un surdimensionnement du problème représenté par les grands prédateurs. La contrainte représentée par ces espèces pour le pastoralisme est indéniable, mais elles ne sont pas, à elles seules, responsables du déclin de cette activité. Néanmoins, il nous paraît intéressant de requestionner l’évocation de la biodiversité à la fois par rapport à l’activité d’élevage et par rapport à la conservation d’une espèce sauvage, dans un cadre où ces entités se côtoient sur des territoires partagés et entremêlés.
Pastoralisme et biodiversité : un lien discutable
L’impact écologique de l’élevage ovin mérite un vrai débat. Ses effets positifs sur la biodiversité semblent faire partie des évidences que l’on ne songe pas à remettre en question. Pourtant, plusieurs éléments permettent de nuancer cette idée largement répandue au nom de laquelle la protection des grands prédateurs deviendrait illégitime. Premièrement, le pastoralisme ovin, tel qu’il est mené depuis quelques décennies, n’a pas forcément évolué vers une conduite écologiquement responsable en zone de montagne. La tendance dans les Alpes – et dans une moindre mesure dans les Pyrénées – a été de tirer l’élevage ovin (viande notamment) vers le ranching, à savoir des troupeaux de plus en plus importants avec une pression de main d’œuvre beaucoup moins forte et une faible valeur ajoutée de la production. Or, la conduite des gros troupeaux n’est pas aisée et les risques de surpâturage et de sous-pâturage sont élevés. À ce titre, et sans être particulièrement relayés, plusieurs botanistes et phytosociologues étudiant la montagne alpine depuis les années 1950, alertent au sujet des conséquences de l’évolution des pratiques d’élevage sur les pelouses sub-alpines et les alpages. Le botaniste Marc Philippe (2004a) synthétise ces transformations à travers trois explications : « Il s’agit d’abord de la modification des pratiques de la transhumance, laquelle a dû s’adapter à l’économie de marché et à la concurrence avec une forte augmentation des cheptels transhumants passant de troupeaux moyens de 500-800 têtes à 3 000, 4 000 parfois 5 000 têtes, et de l’arrivée en alpage de plus en plus précoce, à contre-saison, sur neige fondante, sur une poussée végétative à peine amorcée pour rentabiliser au maximum la location du camion transporteur [2] « qui coûte plus cher que l’alpage ». On constate aussi une méconnaissance totale du milieu par certains nouveaux bergers, d’ailleurs toujours en nombre insuffisant ; le phénomène s’est aggravé par l’adoption de plus en plus fréquente d’un parcours libre au sein de vastes espaces grillagés ». Ce texte est extrait d’un dossier de la revue La Garance voyageuse sur le pâturage en montagne (Philippe, 2004a ; Philippe, 2004b ; Evin, 2004) qui renforce l’argumentation technique que nous esquissions (Benhammou, 2003). Le pastoralisme n’est donc pas forcément bon pour la biodiversité et l’entretien des paysages, puisque ces auteurs soulignent aussi l’encadrement humain insuffisant des troupeaux d’ovins, ainsi que l’appauvrissement spécifique, la dégradation de certains milieux montagnards liés à un « mal-pâturage », surtout dans les Alpes du Sud. Les auteurs évoqués contribuent fortement à nuancer l’adage faisant des brebis et des éleveurs les « protecteurs » exclusifs de la biodiversité en montagne.
De plus, autrefois, c’est le pâturage alterné des ovins, des caprins, de gros ruminants (bovins, équins) et des ongulés sauvages qui participaient à une bonne gestion de la végétation des espaces puisque chaque espèce consomme des espèces végétales différentes. Ainsi, c’est cette pression variée et complémentaire qui a contribué au maintien des espaces ouverts. Enfin, l’action humaine directe en était la principale responsable. Le gardiennage qui rééquilibre la pression de pacage, l’action mécanique d’arrachage des ligneux, la fauche et les brûlis sont les vecteurs qui ont entretenu ces espaces potentiellement riches en biodiversité. L’exode rural, les effets de la concurrence internationale, l’arrivée de traitements pharmaceutiques lourds et la Politique agricole commune ont entraîné des évolutions socio-économiques, des pertes culturelles et culturales qui sont à l’origine de ces changements d’impact sur le milieu. Par conséquent, la tendance à la disparition du gardiennage a rendu plus aiguë la question des prédateurs. Ces espèces emblématiques révèlent ces bouleversements pour lesquels il semblerait qu’on veuille les faire payer en prônant leur élimination.
Pour justifier la conservation ou l’élimination des grands prédateurs, on cherche à instaurer une hiérarchie entre une bonne biodiversité et une mauvaise biodiversité. D’un côté la biodiversité domestiquée, anthropique, jardinée et rassurante, de l’autre la biodiversité sauvage avec ses espèces envahissantes et nuisibles pour certains, magnifiques, libres et emblématiques pour d’autres. Il paraît plus raisonnable de prendre ce concept de biodiversité dans sa globalité. Son objet originel demeure la conservation et, en aucun cas, l’ostracisme contre telle ou telle espèce. Pour autant, des chantiers de réflexion peuvent être lancés dans cette logique intégrative afin de dépasser la simple dénonciation. L’impact de l’élevage ovin sur la biodiversité de montagne mérite un vrai débat au vu des conduites les plus répandues suite aux évolutions contemporaines productivistes de l’élevage. À l’heure où l’on a cherché à promouvoir des mesures agri-environnementales pour remédier à cette évolution et alors que l’on a cassé un élan majeur avec la fin des Contrats territoriaux d’exploitation (CTE), l’aptitude de l’élevage à maintenir les milieux ouverts et la biodiversité doit être discutée et amendée. De même, il est pertinent de s’interroger sur les effets de la présence d’un grand prédateur lorsque la conduite du troupeau entraîne une érosion des parcours et une concentration des déjections. Mais pour cela, c’est tout le système pastoral qu’il faut requestionner car ses impacts seront d’autant plus forts que la montagne sera mal équipée (en cabanes, en parcs…)
À travers cet exemple, il apparaît que les opposants à la conservation des ours et des loups vont tout faire pour se placer sur un terrain environnemental. Le pastoralisme pouvant avoir un impact écologique intéressant dans certaines conditions, la rhétorique pseudo-environnementale pour remettre en cause la protection des grands prédateurs risque d’être l’outil le plus développé en raison de la popularité d’un environnementalisme de façade, vide de véritable contenu effectif.
Indications bibliographiques :
Anonyme, 1998. « Bêle et tais-toi », Bulletin des moutonniers drômois, n° spécial « loup », Fédération départementale ovine de la Drôme, 16 p.
Benhammou F., 2003. « Les grands prédateurs contre l’environnement ? Faux enjeux pastoraux et débat sur l’aménagement des territoires de montagne », Courrier de l’Environnement de l’INRA, février 2003, 48 : 5-12.
Deverre C., 1999. « Le loup (le retour) et l’agneau (le départ) ? », Courrier de l’environnement de l’INRA, 36 : 67-68.
Evin M., 2004. « Erosion et surpâturage, l’exemple des Alpes du Sud », La Garance voyageuse, Revue du monde végétal, 68 : 19-22. Meuret M. et Chabert J.P., 1998. « Les éleveurs de loups doivent maîtriser leur métier », L’Agriculture Drômoise, 1350, 9.
Philippe M., 2004a. « Le surpâturage dans les Alpes du Sud est loin d’être une idée reçue ! », La Garance voyageuse, Revue du monde végétal, 68 : 1.
Philippe M., 2004b. « Pâturage ou surpâturage ? Flore et pastoraliste en Haute-Provence », La Garance voyageuse, Revue du monde végétal, 68 : 12-17.
Voir aussi :
- Crier au loup pour avoir la peau de l’ours : une géopolitique locale de l’environnement à travers la gestion et la conservation des grands prédateurs en France, par Farid Benhammou
- Le pastoralisme est-il bénéfique à la biodiversité ?
Notes
[1] Conférence de presse, 26 avril 2004, Préfecture des Hautes-Pyrénées, 3 p.
[2] Le transport en camion a remplacé la transhumance à pattes depuis les années 1960.
De ce postulat découle une suite logique de conséquences montrant que protéger le loup revient paradoxalement à nuire à l’environnement et à la biodiversité. À cause du prédateur, la gestion des parcours des pâturages s’en trouve perturbée, accélérant la fermeture des milieux et la disparition des espèces liées à ces habitats. D’autre part, le rassemblement des troupeaux peut provoquer une concentration de déjections nocives et une forte érosion liée aux mouvements quotidiens nécessaires. De plus, un des remèdes à la prédation que sont les chiens de protection est également critiqué pour son impact supposé sur la faune sauvage. La disparition programmée de l’élevage, dont les grands carnivores sont accusés, entraînerait la désertification humaine, la fragilisation des équilibres écologiques, l’embroussaillement des milieux, des feux de forêts l’été et des avalanches l’hiver (illustration 1). Le loup, unique espèce, est mise en balance contre des dizaines d’autres qui sont menacées. Canis lupus est jugé responsable d’effets nuisibles pour la nature et les écologistes pro-loup se tromperaient de combat. Par leur vision simpliste, ils ne verraient pas à quel point le milieu naturel auquel ils associent le grand prédateur est en fait une composition où les actions humaines sont prépondérantes et bénéfiques (Meuret et Chabert, 1998 ; Deverre, 1999). Les éleveurs de brebis sont posés comme les véritables garants de la biodiversité. Le directeur du Parc national des Pyrénées, Rouchdy Kbaier, le déclarait en avril 2004 : « Je le dis toujours : les bergers, ce sont les premiers écologistes, que cela plaise ou non à certains [1] » .
Ce type de propos largement diffusé relève d’une vision schématique de l’élevage ovin en montagne et d’un surdimensionnement du problème représenté par les grands prédateurs. La contrainte représentée par ces espèces pour le pastoralisme est indéniable, mais elles ne sont pas, à elles seules, responsables du déclin de cette activité. Néanmoins, il nous paraît intéressant de requestionner l’évocation de la biodiversité à la fois par rapport à l’activité d’élevage et par rapport à la conservation d’une espèce sauvage, dans un cadre où ces entités se côtoient sur des territoires partagés et entremêlés.
Pastoralisme et biodiversité : un lien discutable
L’impact écologique de l’élevage ovin mérite un vrai débat. Ses effets positifs sur la biodiversité semblent faire partie des évidences que l’on ne songe pas à remettre en question. Pourtant, plusieurs éléments permettent de nuancer cette idée largement répandue au nom de laquelle la protection des grands prédateurs deviendrait illégitime. Premièrement, le pastoralisme ovin, tel qu’il est mené depuis quelques décennies, n’a pas forcément évolué vers une conduite écologiquement responsable en zone de montagne. La tendance dans les Alpes – et dans une moindre mesure dans les Pyrénées – a été de tirer l’élevage ovin (viande notamment) vers le ranching, à savoir des troupeaux de plus en plus importants avec une pression de main d’œuvre beaucoup moins forte et une faible valeur ajoutée de la production. Or, la conduite des gros troupeaux n’est pas aisée et les risques de surpâturage et de sous-pâturage sont élevés. À ce titre, et sans être particulièrement relayés, plusieurs botanistes et phytosociologues étudiant la montagne alpine depuis les années 1950, alertent au sujet des conséquences de l’évolution des pratiques d’élevage sur les pelouses sub-alpines et les alpages. Le botaniste Marc Philippe (2004a) synthétise ces transformations à travers trois explications : « Il s’agit d’abord de la modification des pratiques de la transhumance, laquelle a dû s’adapter à l’économie de marché et à la concurrence avec une forte augmentation des cheptels transhumants passant de troupeaux moyens de 500-800 têtes à 3 000, 4 000 parfois 5 000 têtes, et de l’arrivée en alpage de plus en plus précoce, à contre-saison, sur neige fondante, sur une poussée végétative à peine amorcée pour rentabiliser au maximum la location du camion transporteur [2] « qui coûte plus cher que l’alpage ». On constate aussi une méconnaissance totale du milieu par certains nouveaux bergers, d’ailleurs toujours en nombre insuffisant ; le phénomène s’est aggravé par l’adoption de plus en plus fréquente d’un parcours libre au sein de vastes espaces grillagés ». Ce texte est extrait d’un dossier de la revue La Garance voyageuse sur le pâturage en montagne (Philippe, 2004a ; Philippe, 2004b ; Evin, 2004) qui renforce l’argumentation technique que nous esquissions (Benhammou, 2003). Le pastoralisme n’est donc pas forcément bon pour la biodiversité et l’entretien des paysages, puisque ces auteurs soulignent aussi l’encadrement humain insuffisant des troupeaux d’ovins, ainsi que l’appauvrissement spécifique, la dégradation de certains milieux montagnards liés à un « mal-pâturage », surtout dans les Alpes du Sud. Les auteurs évoqués contribuent fortement à nuancer l’adage faisant des brebis et des éleveurs les « protecteurs » exclusifs de la biodiversité en montagne.
De plus, autrefois, c’est le pâturage alterné des ovins, des caprins, de gros ruminants (bovins, équins) et des ongulés sauvages qui participaient à une bonne gestion de la végétation des espaces puisque chaque espèce consomme des espèces végétales différentes. Ainsi, c’est cette pression variée et complémentaire qui a contribué au maintien des espaces ouverts. Enfin, l’action humaine directe en était la principale responsable. Le gardiennage qui rééquilibre la pression de pacage, l’action mécanique d’arrachage des ligneux, la fauche et les brûlis sont les vecteurs qui ont entretenu ces espaces potentiellement riches en biodiversité. L’exode rural, les effets de la concurrence internationale, l’arrivée de traitements pharmaceutiques lourds et la Politique agricole commune ont entraîné des évolutions socio-économiques, des pertes culturelles et culturales qui sont à l’origine de ces changements d’impact sur le milieu. Par conséquent, la tendance à la disparition du gardiennage a rendu plus aiguë la question des prédateurs. Ces espèces emblématiques révèlent ces bouleversements pour lesquels il semblerait qu’on veuille les faire payer en prônant leur élimination.
Pour justifier la conservation ou l’élimination des grands prédateurs, on cherche à instaurer une hiérarchie entre une bonne biodiversité et une mauvaise biodiversité. D’un côté la biodiversité domestiquée, anthropique, jardinée et rassurante, de l’autre la biodiversité sauvage avec ses espèces envahissantes et nuisibles pour certains, magnifiques, libres et emblématiques pour d’autres. Il paraît plus raisonnable de prendre ce concept de biodiversité dans sa globalité. Son objet originel demeure la conservation et, en aucun cas, l’ostracisme contre telle ou telle espèce. Pour autant, des chantiers de réflexion peuvent être lancés dans cette logique intégrative afin de dépasser la simple dénonciation. L’impact de l’élevage ovin sur la biodiversité de montagne mérite un vrai débat au vu des conduites les plus répandues suite aux évolutions contemporaines productivistes de l’élevage. À l’heure où l’on a cherché à promouvoir des mesures agri-environnementales pour remédier à cette évolution et alors que l’on a cassé un élan majeur avec la fin des Contrats territoriaux d’exploitation (CTE), l’aptitude de l’élevage à maintenir les milieux ouverts et la biodiversité doit être discutée et amendée. De même, il est pertinent de s’interroger sur les effets de la présence d’un grand prédateur lorsque la conduite du troupeau entraîne une érosion des parcours et une concentration des déjections. Mais pour cela, c’est tout le système pastoral qu’il faut requestionner car ses impacts seront d’autant plus forts que la montagne sera mal équipée (en cabanes, en parcs…)
À travers cet exemple, il apparaît que les opposants à la conservation des ours et des loups vont tout faire pour se placer sur un terrain environnemental. Le pastoralisme pouvant avoir un impact écologique intéressant dans certaines conditions, la rhétorique pseudo-environnementale pour remettre en cause la protection des grands prédateurs risque d’être l’outil le plus développé en raison de la popularité d’un environnementalisme de façade, vide de véritable contenu effectif.
Indications bibliographiques :
Anonyme, 1998. « Bêle et tais-toi », Bulletin des moutonniers drômois, n° spécial « loup », Fédération départementale ovine de la Drôme, 16 p.
Benhammou F., 2003. « Les grands prédateurs contre l’environnement ? Faux enjeux pastoraux et débat sur l’aménagement des territoires de montagne », Courrier de l’Environnement de l’INRA, février 2003, 48 : 5-12.
Deverre C., 1999. « Le loup (le retour) et l’agneau (le départ) ? », Courrier de l’environnement de l’INRA, 36 : 67-68.
Evin M., 2004. « Erosion et surpâturage, l’exemple des Alpes du Sud », La Garance voyageuse, Revue du monde végétal, 68 : 19-22. Meuret M. et Chabert J.P., 1998. « Les éleveurs de loups doivent maîtriser leur métier », L’Agriculture Drômoise, 1350, 9.
Philippe M., 2004a. « Le surpâturage dans les Alpes du Sud est loin d’être une idée reçue ! », La Garance voyageuse, Revue du monde végétal, 68 : 1.
Philippe M., 2004b. « Pâturage ou surpâturage ? Flore et pastoraliste en Haute-Provence », La Garance voyageuse, Revue du monde végétal, 68 : 12-17.
Voir aussi :