A la fin des années 1990, la présence de l’ours brun en Italie était limitée à la population des Apennins centraux et à une souche résiduelle dans le parc naturel Adamello Brenta (Alpes centrales). Des ours étaient également observés occasionnellement dans les Alpes orientales, en provenance de Slovénie ou d’Autriche. Un projet visait à rétablir une population viable d’ours dans les Alpes centrales à l’initiative du parc naturel Adamello Brenta, avec l’aide du programme européen « LIFE », en collaboration avec la province du Trentin, l’Institut national de la vie sauvage et la Slovénie où les ours seront capturés
Par Giovanni-Michel del Franco et Sandrine Andrieux
Le projet de réintroduction : l’étude de faisabilité
Une étude de faisabilité pour la réintroduction de l’ours brun dans les Alpes centrales a donc été amorcée. Ses objectifs étaient de vérifier si la souche résiduelle ne pouvait survivre sans apport extérieur, d’estimer si la région pouvait accueillir la présence d’une population viable, de vérifier que les conflits possibles entre les ours et les activités humaines étaient supportables et d’identifier les principaux facteurs qui pouvaient affecter de façon négative l’implantation des ours.
Les analyses de la faisabilité ont été effectuée sur une zone de 6495 km², définie par plusieurs critères : assez grande pour abriter une population viable minimum, centrée sur le parc naturel Adamello Brenta, et assez vaste pour ne pas entraver les déplacements des ours relâchés.
La population résiduelle a été recensée par une analyse d’ADN prélevé sur les fèces et les poils. Les résultats ont confirmé que seulement 3 individus habitaient encore le secteur. Comme aucune reproduction n’avait été connue depuis 1989, ce reliquat fut considéré comme non reproducteur et donc écologiquement éteint. Le projet pouvait donc être redéfini comme une réintroduction et non comme un renforcement de la population.
Le déclin survenu au cours de l’histoire a été analysé en rassemblant toutes les informations disponibles concernant la présence des ours et le nombre d’animaux tués au cours des derniers siècles. Les données récoltées montrent que les ours étaient encore abondants et largement répartis sur presque tout le massif au XVIIIème siècle. La distribution de l’espèce dans les vallées ne décrut qu’au XIXème siècle, du fait des activités sylvicoles et agricoles. Après 1850, une persécution directe plus intensive commença, ajoutant ses effets à l’accroissement de la fragmentation de l’habitat, associé à une augmentation de l’exploitation agricole en haute montagne. Dans le Trentin, 192 ours tués ont été recensés au cours des 150 dernières années, dont 84 dans le seul massif du Brenta ; avant que l’ours ne soit protégé en Italie (1939), une diminution du nombre d’ours tués s’est produite, indiquant que la population ursine était déjà en situation critique, la protection légale arrivant trop tard. A partir de ces données, l’étude a estimé que la population du Brenta avait donc atteint un seuil critique dès les années 1970, quand probablement il ne restait plus que 15 individus dans cette zone.
Les données historiques indiquaient donc que la persécution directe par l’homme a été le facteur principal de la diminution des ours enregistrée pendant la première moitié du XXème siècle et que la population restante n’a pu opérer un redressement naturel dans les dernières décennies, sans doute à cause de facteurs démographiques, que seule une réintroduction pouvait corriger.
Pour évaluer si le territoire pouvait accueillir une population d’ours bruns, un modèle d’habitat approprié a été conçu par une analyse rétrospective (logistic regression analysis) des données collectées sur la présence de l’ours brun dans les Alpes centrales durant les 20 dernières années (n = 1,777), faisant intervenir une soixantaine de paramètres, incluant les caractéristiques de l’habitat et les indices de pression humaine. Les résultats ont indiqué que la surface adéquate pour l’ours était de 1700km². La densité des ours pouvant atteindre 2 ou 3 individus pour 100 km², le territoire défini pouvait abriter une population de 34 à 51 ours, voire 79 à 118 si on y incluait des zones moins adaptées. De tels chiffres sont au dessus des valeurs permettant d’assurer une population viable minimum. Plusieurs décennies seront nécessaires pour l’atteindre sur cette zone (18 – 41 ans pour une population de 70 individus, avec un accroissement de 10-5 %).
Le coût du projet a été évalué, en coopération avec des analystes privés (Agri Consulting s.p.a.), en considérant les coûts directs et l’impact potentiel sur les activités humaines durant la période nécessaire pour obtenir une population de 40 individus. Les dommages éventuels causés par les ours sur les activités économiques ont été estimés sur la base des données récoltées au cours de réintroductions similaires en Autriche et en France. Le coût moyen des dégâts causés par les ours a été estimé à 775 euros par an et par ours ; pour évaluer le risque des « ours à problèmes », provoquant d’importants dommages, un coefficient de 0.20 de probabilité d’être un « ours à problèmes » a été attribué à chaque ours (d’après des données françaises et espagnoles : 3 « ours à problèmes » sur 15 suivis), et un plus haut niveau de dommages (25 826 euros / an) a été prévu pour ces individus. Le coût du projet était potentiellement très élevé, atteignant 1 422 000 à 5 482 000 euros, ce qui est dû surtout à la fréquence des « ours à problèmes et à l’impact direct (braconnage) et indirect de la pression humaine sur la croissance de la population d’ours, ce qui peut allonger significativement le temps nécessaire pour parvenir à une population viable minimum.
Les aspects de dimension humaine ont été considérés avec soin ; en fait, la pression humaine représente le facteur limitant le plus important de la dynamique de la future population puisque les Alpes centrales sont sans doute la zone de plus grande pression touristique sur l’ensemble de l’aire géographique de l’ours brun.
Une étude sur l’attitude de la population humaine locale concernant l’ours brun a été menée grâce à 1500 entretiens téléphoniques (DOXA s.r.l.), montrant une opinion positive de la part de 75% des habitants et atteignant 80% quand il était indiqué que les ours seraient suivis en permanence et que les individus « à problèmes » seraient enlevés ou supprimés. Dans cette optique, une cellule d’urgence a été créée, des agents ont été formés aux techniques d’effarouchement et de capture.
L’enquête téléphonique a aussi permis d’estimer la valeur que les gens accordent à l’ours, à partir d’un échantillon représentatif réduit. L’échantillon a été divisé de façon aléatoire en 10 sous-échantillons ; des amendes différentes pour le braconnage des ours ont été indiquées aux 10 différents sous-groupes et il a été demandé si l’amende leur paraissait raisonnable. Cette valeur variait de 258 et 25 826 euros. Les résultats ont indiqué que la valeur donnée à un ours est comprise entre 6 198 et 10 331 euros, avec des différences significatives entre les différentes zones.
En conclusion, l’étude de faisabilité indiquait que la réintroduction avait de bonnes probabilités d’être couronnée de succès à moyen et long termes. Les mesures préconisées en accompagnement à la réintroduction peuvent aussi augmenter significativement les chances de survie des ours arrivant de façon naturelle dans la zone. La structure légale a été mise en place. Le coût prévisionnel du projet était élevé mais il a été considéré comme supportable par l’administration responsable de la réintroduction et le budget pour la prévention et la compensation des dommages a été approuvé.
Les perturbations dues à la présence humaine étant le facteur le plus critique, un risque d’échec ne peut être exclu ; toutes les mesures visant à résoudre ou réduire les conflits entre les ours et les hommes sont donc une priorité. La prise en compte de possibilités d’attaques sur l’homme, même très limitées, est importante pour planifier toutes les mesures possibles (sélection des ours devant être lâchés, cellule d’urgence, information sur le comportement à adopter en cas de rencontre avec un ours…) et pour réduire au minimum les risques.
Le projet portait sur un minimum de 9 ours relâchés sur 4 ans et un programme de suivi intensif comprenant un radio pistage. Dans le but d’assurer le succès de la réintroduction, la dynamique de la population doit être soigneusement surveillée. En cas faible taux de croissance (moins de 2% par an), ou d’ours braconné, l’étude de faisabilité prévoyait une réévaluation du projet.
Un projet ambitieux, un succès qui débute
Ce sont finalement 10 ours capturés en Slovénie (réserve Medved, Kocevje, là où ont été capturés Mellba, Ziva et Pyros) qui seront relâchés dans le Trentin de 1999 à 2002. Au moins 9 naissances ont été enregistrées dont 5 en 2004. Actuellement, les ours fréquentent principalement les montagnes de la Brenta mais des indices sporadiques proviennent de presque tout le Trentin occidental, confirmant la grande mobilité de l’espèce.
Le secteur oriental de l’arc alpin a récemment été colonisé par des individus venus spontanément de la Slovénie et de l’Autriche ; un individu a même fréquenté quelques secteurs du Trentin oriental de 1999 à 2002. A moyen ou long terme, les populations des Alpes orientales et centrales seront probablement connectées, ce qui n’est pas le cas pour la population des Apennins, trop éloignée géographiquement.
Dommages et indemnisations des ours dans le Trentin :
La Province Autonome du Trentin a donc approuvé un programme d’action pour la gestion de l’ours brun et a récemment adopté un protocole d’action vis-à-vis d’éventuels « ours à problèmes » ; il prévoit l’intervention d’équipes d’urgence lorsque le comportement d’un ours est considéré comme dangereux ou si l’animal a causé des dommages considérables.
Concernant le monitoring, aucun ours n’est plus actuellement équipé d’un collier émetteur ; le suivi des animaux s’effectue donc avec la récolte d’indices de présence et le suivi génétique (fèces, poils, empreintes) ; des pièges photographiques sont également utilisés.
Aujourd’hui, aucun nouveau lâcher d’ours n’est prévu.
Les ours réintroduits :
Giovanni-Michel Del Franco pour la traduction et l’adaptation de « L’étude de faisabilité pour la réintroduction de l’ours brun (Ursus arctos) dans les Alpes centrales » (abstract), d’après E. Dupré, P. Genovese et L. Pedrotti (Biologia et conservazione della fauna ; vol.105 ; 2000).
Sandrine Andrieux pour l’actualité
Merci à la province du Trentin pour ses photos et autres documents.
A visiter : www.provincia.tn.it/foreste/orso/
Cet article est parue dans la gazette des Grands Prédateurs n°15 (printemps 2005).