par François Moutou et Vincent Vignon
Il est assez étonnant de constater la différence de répartition existant entre les deux lynx européens. Si le lynx d’Eurasie (Lynx lynx) est ou a été présent de l’Atlantique au Pacifique à travers toute l’Europe et une bonne partie de l’Asie, quand elles étaient plus boisées et moins peuplées par l’homme, le lynx pardelle (L. pardinus) semble vraiment limité à la péninsule ibérique ou à ses environs immédiats, et cela depuis bien longtemps. On peut y voir une des conséquences de l’époque glaciaire et de l’effet de la zone refuge ibérique sur un certain nombre d’espèces animales. Les lièvres ou les musaraignes espagnoles à dents rouges (genre Sorex), isolés des autres populations européennes pendant une bonne partie de l’ère quaternaire par les glaciers, y ont évolué indépendamment et ne sont plus les mêmes que dans le reste de l’Europe. C’est aussi vrai pour le lynx.
Si l’on remonte même encore avant l’époque glaciaire, il y a deux millions d’années, il vivait en Europe et en Asie boréale un pré-lynx, L. issiodorensis, que l’on suppose être l’ancêtre des quatre espèce contemporaines de lynx, l’eurasien et le pardelle, ainsi que celui du Canada et le roux d’Amérique du Nord. Le groupe a certainement des racines plus profondes mais l’Eurasie a manifestement joué un rôle important dans son histoire récente.
Il est également significatif de réaliser que l’identité même de l’espèce ibérique a été débattue assez longtemps. Pour les plus anciens d’entre nous, ceux qui ont débuté avec le « van den Brink » (1967), le lynx pardelle existait bien mais il se trouvait en Espagne et au Portugal d’un côté, ainsi que dans les Balkans et le sud des Carpates de l’autre. Plus près de nous, le « Schilling » (1986) présente une seule espèce de lynx avec une sous-espèce ibérique. Même l’édition française du « Macdonald » discute de son statut (1995). On sait aujourd’hui qu’il s’agit bien de deux espèces différentes qui ont pu se côtoyer au niveau des Pyrénées et dans les monts Cantabrique il y a quelques millénaires mais qui sont séparées maintenant par un immense espace sans lynx (Purroy et Varela, 2003). La paléontologie nous apprend effectivement que les deux espèces ont cohabité dans le sud-ouest de l’Europe et la génétique confirme l’existence de deux espèces. Aujourd’hui, les lynx eurasiens les plus proches géographiquement sont ceux présents dans les Alpes. La présence contemporaine de l’une ou de l’autre espèce dans les Pyrénées, régulièrement évoquée, n’a jamais été confirmée.
Une espèce à part entière
Pratiquement, il aura donc fallu attendre la fin du XXième siècle pour voir tout le monde accepter cette espèce, dans sa répartition exclusive ibérique (Sunquist et Sunquist, 2002). Tant mieux, car pendant tout ce temps là, elle a considérablement régressé. C’est un autre constat, significatif de notre curieuse époque, que d’admettre que nous n’avons pas encore réussi à enrayer ce déclin, identifié depuis des décennies, quelle qu’ait été l’identité de l’animal.
Le lynx pardelle est plus petit que le lynx eurasien, pesant de 10 à 12kg. Les mâles sont un peu plus grands que les femelles. Il a la même taille que les deux lynx nord-américains. Sa silhouette de lynx ne laisse pas de doute : favoris, pinceaux au bout des oreilles, queue courte, plutôt haut sur pattes et, pour les spécialistes, souvent 28 dents au lieu de 30 comme chez les autres félidés, mais ce n’est pas toujours facile à observer ! Il se distingue du lynx européen surtout par sa chaude couleur tirant sur le roux et par ses taches sombres bien marquées. Par comparaison, le lynx eurasien peut peser plus de 20 kg, avec un pelage plus pâle et des tâches pas toujours très nettes. Ceci dit, les variations de robe sont nombreuses entre l’Europe du Nord, du Sud-Est et l’Asie.
Le lynx ibérique est surtout adapté à un paysage de type méditerranéen, relativement ouvert, ou plutôt un paysage en mosaïque, associant des massifs fermés à des espaces dégagés, et à une proie particulière, le lapin de garenne, qui peut représenter plus de 90% de son régime alimentaire. Le souci majeur de l’espèce est lié à cette spécialisation. L’arrivée de la myxomatose, dans la deuxième moitié du XXième siècle en Europe a considérablement réduit les populations de lapins, ce qui a modifié les paysages associés et les a rendu moins favorable aux lapins et donc aux lynx. Il faut y ajouter la découverte récente de cas mortels de tuberculose sur quelques lynx pour noircir encore ce sombre tableau.
Les autres proies du lynx sont plus variées. Dans le parc et la réserve de Doñana, là où l’espèce a été le mieux étudiée, à certaines saisons, le lynx capture des canards et en hiver il consomme de jeunes daims de l’année au moment où ils se séparent de leur mère. Une partie des faons capturés étaient dans un tel état de maigreur qu’ils n’auraient sans doute pas survécu à la mauvaise saison et le lynx a plutôt fait preuve d’opportunisme dans ces occasions là. Dans les zones de l’intérieur moins riches, le lynx peut se contenter de rongeurs si les lapins sont trop peu nombreux. Un lynx adulte consomme environ 1kg de nourriture carnée par jour.
Les derniers bastions de l’espèce se trouvent maintenant dans la moitié sud de la péninsule, voire dans son quart Sud-Ouest et les populations portugaises ont pratiquement déjà disparu ou presque.
On peut -ou l’on pouvait- citer dans le nord de la péninsule Ibérique, la Sierra de los Encares Leoneses située en Galice sur le versant sud des monts Cantabrique (observation de T. Clevenger vers 1990), les maquis entre Zamora et Benavente (observation d’A. Hartasanchez et V. Vignon en 1993 et 1994), les citations présentées dans le fascicule du Conseil de l’Europe (Delibes et al. 2000) : monts de Tolède et de Guadalupe, la Sierra Morena, les sierras de Gata et Peña de Francia et le delta du Guadalquivir avec la réserve de Doñana. On peut ajouter la Serra de Malcata, Contenda-Barrancos et les chaînes de l’Algarve, la Serra do Caldeiro, la Serra de Monchique et la Serra de Espinhaco de Cao, au Portugal (Jackson et al. 1996). Malheureusement, il a du déjà disparaître d’une partie de ces régions.
Les densités d’animaux sont très variables, allant de 10 à 18 lynx aux 100 km2 à Doñana à seulement 2 ou 4 pour la même surface dans d’autres espaces. Une femelle suivie par radio-pistage a utilisé une surface d’environ 1,7 km2 quand elle élevait ses jeunes. Des animaux adultes peuvent se déplacer sur des distance de plusieurs kilomètres, jusqu’à 12 ou 13 km, mais cela ne permet d’espérer ni des reconquêtes d’espaces perdus ni des échanges entre populations aujourd’hui isolées.
« ils pourraient ne pas être 300 »
A la fin des années 1980, une enquête avait estimé la population à un effectif compris entre 880 et 1150 lynx. Aujourd’hui, ils pourraient ne pas être 300. Les deux territoires les plus importants sont la réserve de Doñana avec environ 40 individus et la Sierra Morena, notamment dans sa partie est, avec environ 80 individus. La Sierra Morena abrite également les derniers loups d’Andalousie. C’est un territoire de chasse commerciale aux ongulés dont certains domaines privés sont dangereux pour les grands prédateurs à cause du piégeage qui y est pratiqué. Il resterait environ 5 meutes de loups. Nous avons observé l’une d’entre elles comprenant 4 loups dont deux jeunes de l’année précédente (observation de V.Vignon en mai 2002).
L’observation d’une vidéo enregistrée deux jours avant la visite d’un enclos en octobre dernier était spectaculaire. Le lynx a même creusé le sable pour récupérer le lapin caché sous une palette en bois.
On peut discuter des mesures prises mais l’enjeu est simple : éviter la disparition d’une espèce. Il ne faut pas oublier non plus les causes de disparition de l’espèce : elles sont clairement liées à l’homme. Voilà aussi un cas intéressant où plusieurs maladies introduites touchant une espèce commune, le lapin de garenne, menacent réellement une espèce rare.
François Moutou, SFEPM, c/o Muséum d’histoire naturelle, Parc Saint Paul, 18000 Bourges
Vincent Vignon, OGE, 5 boulevard de Créteil 94100 Saint-Maur-des-Fossés
- Cet article est paru dans la gazette des grands prédateurs n° 16, juillet 2005.
L’effondrement du lynx a été spectaculaire et rapide. Tous ces points ont été évoqués lors d’un colloque tenu à Cordoue du 15 au 17 décembre 2004, colloque entièrement dédié au lynx ibérique. Si l’on veut sauver l’espèce, il faut vite trouver des solutions et surtout, les appliquer et faire en sorte qu’elles réussissent.
Références
M. Delibes, A. Rodriguez, P. Ferreras (2000) Action plan for the conservation of the Iberian lynx in Europe (Lynx pardinus). Nature and environment n°111, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 44p.
P. Jackson, A.F. Jackson, R. Dallet, J. de Crem (1996) Les félins. Delachaux et Niestlé, Lausanne, Paris, 272p. D.W. Macdonald, P. Barrett (1995) Guide complet des mammifères de France et d’Europe. Delachaux et Niestlé, Lausanne, Paris, 304p.
F.J. Puroy, J. M. Varela (2003) Guia de los mamiferos de Espana. Lynx edicions, Barcelona, 165p.
D. Schilling, D. Singer, H Diller (1986) Guide des mammifères d’Europe. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, Paris, 280p.
M. Sunquist, F. Sunquist (2002) Wild cats of the world. The University of Chicago Press, Chicago and London, 452p.
F.H. van den Brink (1967) A field guide to the mammals of Britain and Europe. Collins, London, 221p.
On peut trouver de nombreux rapports et documents scientifiques récents sur le lynx pardelle sur le site : www.carnivoreconservation.org
Sauver le lynx ibérique
Le lynx ibérique s’est réellement spécialisé sur le lapin de garenne (Oryctolagus cuniculus) au niveau de son alimentation. Il fait dire qu’il habite la patrie historique de sa proie, l’un expliquant peut-être l’autre. Le lapin de garenne est effectivement originaire d’Espagne et peut-être du sud de la France, le long de la côte méditerranéenne. Les Romains ont commencé à l’exporter, comme ils ont fait avec pas mal d’autres espèces, lors de la conquête de la Gaule. L’espèce s’est surtout répandue en France après les défrichements de forêts au Moyen-Age. Le malheur c’est que le lapin de garenne a vu ses effectifs s’effondrer avec l’arrivée successive de la myxomatose après 1950, introduite volontairement en France d’Amérique du Sud, et de la maladie hémorragique virale des léporidés (VHD) dans les années 1980 et dont l’origine est moins bien cernée. L’impact indirect sur la végétation naturelle s’est faite sentir par une fermeture du milieu, plutôt défavorable au lynx. En effet, lorsque les lapins ne sont plus assez nombreux pour contenir la croissance de la végétation, celle-ci se développe à des hauteurs qui ne peuvent plus être maîtrisées par les lapins, même si la densité de leur population s’accroît à nouveau. Dans les équilibres naturels entre la végétation et les herbivores, les bovins davantage que les cervidés sont capables de rabaisser le niveau de la végétation, notamment des espèces végétales possédant une grande capacité à recouvrir le terrain. Lorsque les grands herbivores sauvages ou le cheptel domestique manquent, le maquis évolue défavorablement pour le lapin et pour son prédateur. Même si le lynx se cache volontiers dans le maquis, il a besoin d’espaces dégagés pour chasser. A cela s’est bien sûr ajouté la dégradation plus globale des habitats naturels pour cause de mise en valeur agricole ou économique. La régression des cheptels dans les maquis participe également de cette dégradation. Cela fait des années que le lynx est suivi mais au début du XXI ième siècle la situation s’est, apparemment, soudainement dégradée. L’effectif d’adultes ne dépasse plus que quelques centaines d’individus, le plus souvent éparpillés en petites populations isolées et donc très fragiles. Les quelques cas de tuberculose bovine mis en évidence sur des lynx autopsiés en Espagne ne sont pas faits pour rassurer les biologistes. Du coup, l’espèce a récemment acquis le triste privilège de devenir le « mammifère le plus menacé d’Europe », à peu près à égalité avec le phoque moine (Monachus monachus) et le vison d’Europe (Mustela lutreola) !
« le lynx meurt de faim »
L’analyse faite par les biologistes espagnols est que le lynx meurt de faim, ou qu’en tout cas, les populations de lapins ne suffisent plus pour lui permettre une reproduction capable de contre-balancer les disparitions, naturelles ou non. Les explications sont variées, depuis la baisse certaine des populations de lapins, éventuellement associée à une difficulté trop grande de capture dans des paysages fermés, jusqu’à une concurrence avec le renard qui profiterait mieux de ces changements que le félin. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit d’une question de survie immédiate pour l’espèce et donc des mesures d’urgence sont à prendre. Aussi, au sein de la station biologique de Doñana, située au cœur du Parc national du même nom, en Andalousie, ces mêmes biologistes ont imaginé des « restaurants » pour lynx, avec au menu, du lapin. Il s’agit, fin 2004, d’une douzaine d’enclos installés et fonctionnels, le chiffre de trente est annoncé pour les mois à venir, dans lesquels des lapins domestiques sont mis tous les jours afin de subvenir aux besoins des félins. L’idée est de nourrir les lynx, tout en empêchant d’autres prédateurs de venir mais en forçant quand même les lynx à chasser pour capturer cette proie. Un petit talus permet au lynx de repérer le lapin en observant au dessus de l’enceinte de l’enclos, mais il doit sauter environ 1,5 mètre pour atteindre l’enclos et y pénétrer. Le lapin peut se cacher sous des abris et le lynx, s’il est chanceux, doit, de toutes les façons, ressauter la clôture avec sa proie car il va la manger ailleurs. Des appareils de photos et des caméras surveillent les enclos et le comportement des animaux peut ainsi être observé et analysé. Les premiers enclos datent de 2003 et il a fallu un an aux lynx de la zone pour les accepter ou les comprendre. Depuis, chaque animal connu s’y nourrit régulièrement.
Parallèlement, un enclos de plusieurs hectares où sont hébergés des lapins de garenne logés dans des garennes artificielles permet aux lynx de venir chasser « pour de vrai ». Ils disposent pour cela d’une échelle en bois qui enjambe la clôture et qu’ils sont manifestement les seuls à savoir utiliser, avec les biologistes qui les étudient. Le bilan 2004 est assez satisfaisant car toutes les femelles de la zone concernée ont eu des jeunes et leur élevage semble s’être bien passé. Il est cependant bien trop tôt pour en conclure que l’espèce est sauvée, bien sûr.
L’observation d’une vidéo enregistrée deux jours avant la visite d’un enclos en octobre dernier était spectaculaire. Le lynx a même creusé le sable pour récupérer le lapin caché sous une palette en bois.
On peut discuter des mesures prises mais l’enjeu est simple : éviter la disparition d’une espèce. Il ne faut pas oublier non plus les causes de disparition de l’espèce : elles sont clairement liées à l’homme. Voilà aussi un cas intéressant où plusieurs maladies introduites touchant une espèce commune, le lapin de garenne, menacent réellement une espèce rare.
François Moutou, SFEPM, c/o Muséum d’histoire naturelle, Parc Saint Paul, 18000 Bourges
Vincent Vignon, OGE, 5 boulevard de Créteil 94100 Saint-Maur-des-Fossés
- Cet article est paru dans la gazette des grands prédateurs n° 16, juillet 2005.